mercredi 21 mars 2012

Le scandale des « robocalls » : un coup dur pour la démocratie canadienne

par Rémi Frenette

La crise des « robocalls » fait rage depuis quelques semaines au sein de la presse nationale. Depuis les élections fédérales du 2 mai 2011, Élections Canada aurait reçu plus de 30,000 plaintes de citoyens disant avoir été contactés – soit par téléphone, par courriel ou par la poste – au sujet de leur choix de vote. Parmi ces plaintes, 700 dénoncent des appels préenregistrés informant les électeurs d’un changement d’adresse erroné de leur lieu de scrutin.

« Je dirais que c’est une première dans l’histoire politique du pays », affirme Roger Ouellette, professeur de politique canadienne au département des sciences politiques de l’Université de Moncton. « Pour les « robocalls », c’est sans précédent. Ce sont des nouvelles technologies. De plus en plus, on a des appels automatisés et cela demande beaucoup de logistique. Donc pour l’instant, on pointe vers le parti conservateur, mais il faudra voir la fin de l’enquête. »

En effet, la Chambre des Communes bourdonne d’accusations en provenance des partis d’opposition. Le Nouveau parti démocratique (NPD) demande une enquête indépendante tandis que les libéraux exigent une commission royale d’enquête. Le premier ministre Stephen Harper refuse toutefois de céder, disant qu’Élections Canada s’occupe déjà de tirer l’affaire au clair. Les conservateurs nient aussi toute participation au stratagème des appels trompeurs.

Il demeure difficile d’estimer le temps que prendra le processus d’enquête. D’après le journal Maclean’s, Jean-Pierre Kingsley, officier électoral en chef d’Élections Canada pendant 17 ans avant de se retirer en 2006, affirme que cela ne durera que quelques mois. Roger Ouellette estime quant à lui que la résolution complète du dossier, qui implique non seulement une vaste enquête mais aussi des possibilités de poursuites judiciaires et de sanctions, pourrait s’étendre sur des années :

« Il y a eu dans certaines circonscriptions des luttes très serrées où le candidat a gagné avec 18 votes. Il se pourrait que des élections soient invalidées par les tribunaux. Il se pourrait qu’on ait des élections partielles. Tout cela va prendre du temps : cela ne va pas se régler dans un mois, ni dans deux mois, ni dans six mois. Et comme nous sommes dans un système de démocratie et d’État de droit, […] entre le moment où quelqu’un est accusé en première instance et qu’il peut aller jusqu’à la cour suprême pour se défendre, ça peut prendre des années. »

Au terme du processus, continue-t-il, « s’il y a des individus qui, eux, sont trouvés coupables, la loi prévoit des sanctions, prévoit des peines de prison, prévoit des amendes; ça, c’est au niveau pénal. Mais il y a aussi le tribunal populaire, le tribunal de la population ». Autrement dit, ce sera ultimement à la population canadienne d’imposer son verdict lors des élections de 2015, toujours dans la mesure où des coupables sont identifiés.

À savoir si le scandale sera vite oublié, Ouellette affirme qu’« il se peut très bien que c’est quelque chose qui va être traîné comme un boulet d’ici les prochaines années jusqu’aux prochaines élections. » Le politologue donne l’exemple du scandale des commandites, « qui a été un élément déterminant dans la chute du parti libéral du Canada. »

Pour le moment, la crise semble assez sérieuse. L’ancien chef du cabinet de Harper, Ian Brody, laissait échapper des propos alarmants dans un courriel qu’il ne prévoyait pas rendre public : « Something seems to have gone on, on a scale I’ve never seen before », avant d’ajouter que cette affaire devra faire l’objet d’une « f–king huge investigation ». Ce ton de panique contraste des certains arguments des conservateurs selon lesquels le scandale ne serait qu’une manigance de l’opposition incapable d’accepter sa défaite aux dernières élections.

Quoi qu’il en soit, la population canadienne peut compter sur les services d’Élections Canada pour tirer l’affaire au clair. À ce sujet, le professeur de sciences politiques rappelle quelques points importants :

« Élections Canada est un organisme indépendant qui relève du Parlement canadien et non pas du gouvernement, c’est important de souligner cela. C’est un organisme qui existe depuis 1920, qui a une longue histoire, qui a une équipe et des budgets très, très importants. Il y a une loi aussi qui permet à Élections Canada de faire des enquêtes. Ils peuvent demander l’aide de la GRC, de la CRTC. »

Les enquêteurs sont actuellement sur la piste d’un certain Pierre Poutine dont les appels téléphoniques, principalement dans la région de Delph, en Ontario, auraient voulu altérer le vote de plus de 5,000 électeurs. L’enquête s’intéresse aussi au centre d’appel albertain RackNine puisque les appels du mystérieux Poutine semblent s’y rattacher. Selon Ouellette, il est plus probable que les appels robotisés relèvent d’une ruse impliquant des membres de partis politiques :

« Pour la ou les personne(s) qui ont mis en place le système de « robocalls », premièrement, il fallait avoir accès à la liste des électeurs des partis en question. Deuxièmement, il faut avoir des moyens aussi, des ressources financières et technologiques pour faire cela. Donc, l’enquête va le démontrer, mais semble-t-il que ce n’est pas une personne isolée ou un jeune dans un sous-sol qui aurait organisé cela. Ça semble être quelque chose qui a été pensé, organisé, structuré, planifié. »

Pour le politologue, il s’agit en outre d’un incident qui tache la démocratie traditionnellement exemplaire du Canada :

« Cela signifie que ce n’est pas un jour de gloire pour la démocratie canadienne. C’est assez ironique parce que le Canada a une réputation enviable dans le monde au niveau d’une démocratie qui est ferme, qui est saine, qui est solide. Élections Canada, c’est un modèle également dans le monde d’un organisme indépendant qui supervise les élections. »

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