mercredi 9 novembre 2011

Le français dans les hautes fonctions fédérales : essentiel, important ou accessoire ?

par Rémi Frenette

Le gouvernement Harper nomme trois unilingues anglophones aux postes de juge à la cour suprême, de directeur des communications et de vérificateur général du Canada. L’unilinguisme dans des fonctions aussi importantes ne fait pas l’unanimité.

La nomination récente du juge Michael Moldaver à la cour suprême a fait couler beaucoup d’encre. En 2006, Stephen Harper avait nommé le juge unilingue anglophone Marshall Rothstein. La succession de Dimitri Soudas par Angelo Persichilli au poste de directeur des communications a aussi créé tout un émoi. Le Québec en est particulièrement outré. La troisième nomination est celle de Michael Ferguson à titre de vérificateur général. Après plus d’une décennie en politique néo-brunswickoise, il ne peut toujours pas converser en français.

Matthieu LeBlanc, professeur de traduction à l’Université de Moncton, a mené une étude sur le bilinguisme et la langue de travail dans la fonction publique fédérale canadienne. Il s’exprime ainsi au sujet des trois nominations :

« Cette attitude à l’égard du bilinguisme est inquiétante et ne présage rien de bon pour les francophones, à mon avis. […] Ce qu’on se dit, c’est que la langue (dans ce cas le français), ça s’acquiert une fois sur place, une fois en poste, ou que ce n’est pas nécessaire à l’exercice des fonctions. Autrement dit, c’est secondaire, accessoire. Résultat : les unilingues anglophones ont toujours une place dans la fonction publique fédérale. Pour les unilingues francophones, c’est une toute autre histoire. »

Juge à la cour suprême
La semaine dernière, L’Étoile publiait un article écrit par Serge Rousselle, professeur de droit constitutionnel à l'Université de Moncton et président de l'Association des juristes d'expression française du Nouveau-Brunswick, au sujet de la nomination du juge Moldaver. Il y expose différents arguments qui remettent en question la légitimité de cet unilinguisme et il estime que c’est de plus en plus contestable aux tribunaux.

Plus récemment, dans une conversation avec Le Front, Rousselle qualifie les trois nominations de « tendance inquiétante et inacceptable ».

Le président de la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick (SANB) Jean-Marie Nadeau se prononce également :

« Je suis cependant très content que [l'Association des juristes d'expression française du Nouveau-Brunswick] ait décidé de contester cette nomination à la cour suprême, et aussi que la Fédération des communautés francophones et acadiennes ait déposé une plainte officielle. »

Le député néo-démocrate de la circonscription d’Acadie-Bathurst, Yvon Godin, s’exprime comme suit :

« Ce qui me rend triste, ce qui me dérange le plus, c’est que les gestes de monsieur Harper nous reculent de trente ans en arrière, quand les peuples francophones et anglophones se tapaient encore dessus. C’est ça qui est regrettable. »

S’adressant au Front, il explique que les plaidoyers ne sont pas toujours traduits et qu’ils retardent les procès de plusieurs mois. Une certaine traduction a même transformé le nom « Saint-Cœur » à « Five o’clock ». Il arrive aussi que les juges estiment ne pas avoir besoin de traducteur puisque leurs collègues bilingues peuvent faire ce travail. Monsieur Godin pense que cela est inacceptable :

« [Les juges] sont supposés être individuels et faire leur ouvrage eux-autres mêmes. Ça ne marche pas du tout ! Ce n’est pas à son collègue de lui expliquer ce que l’autre a dit. »

Directeur des communications
Le cas de Persichilli est encore plus controversé. Ancien chroniqueur du Toronto Star, il y dénonçait ce qu’il considère comme « the over-representation of francophones in our bureaucracy, our Parliament and our institutions » (11 avril 2010). Il conteste aussi la notion selon laquelle un Canada uni se doit d’avoir le soutien du Québec, rajoutant que le souverainisme québécois est une cause perdue et que « Quebec exists and its citizens can enjoy a good quality of life because it is part of Canada ».

Yvon Godin ainsi que Jean-Marie Nadeau ont tous deux souligné ces anciens propos. Monsieur Godin considère sa nomination comme un « affront direct au Québec et aux francophones du pays ».

Depuis sa nomination, Persichilli affirme qu’il entend traiter le Québec et les francophones de façon juste. Il a d’ailleurs confié au Globe & Mail (G&M, 1er septembre 2011) ses intentions d’apprendre le français : « I don’t know how long it’s going to take », spécifiant que ses leçons débutaient la semaine suivante.

La controverse a escaladé en septembre lorsque Gilles Rheaume, ancien président de la Saint-Jean Baptiste, a déposé une plainte contre cette nomination auprès de la Commission canadienne des droits de la personne. Faisant référence à la section 20 de la Charte canadienne des droits et libertés, Rheaume soutient que les journalistes québécois seront lésés dans leurs droits fondamentaux en n’ayant pas accès à un directeur des communications qui puisse s’exprimer dans leur langue.

Vérificateur général
La troisième nomination est celle de Micheal Ferguson. Ce dernier occupait le poste de vérificateur général au Nouveau-Brunswick pendant cinq ans avant de devenir sous-ministre des finances au cabinet Alward.

Ce dossier a vite créé des divisions au sein du parti conservateur. Vendredi dernier, les libéraux ont déserté la Chambre des communes au moment du vote de nomination alors que les conservateurs votaient unanimement en faveur. En soirée, le sénateur conservateur Léo Housakos affirmait qu’il allait voter contre la nomination si elle se rendait au Sénat. Anglophone d’origine, il soutient que le bilinguisme est une valeur fondamentale de l’État canadien et qu’il est prêt à la défendre contre sa ligne de parti.

Le député Yvon Godin en est particulièrement indigné :

« C’est [Ferguson], un employé du Parlement du Canada ! Comment peut-il avoir la confiance du Parlement quand toute l’opposition dit : « On ne veut pas t’avoir là » ? »

En effet, les 94 députés du Nouveau Parti Démocratique, du Bloc Québécois et du Parti vert ont voté contre la nomination.

Monsieur Godin précise que l’appel en candidature mentionnait explicitement le bilinguisme comme critère essentiel. Il dénonce aussi le fait que le gouvernement ait payé près de $180 000 à une firme indépendante pour trouver des candidats. Godin déplore ces dépenses importantes qui ont fait fi de la maîtrise du français et il se questionne d’ailleurs à propos des liens unissant cette compagnie aux conservateurs.

Le député néo-démocrate a déposé une plainte au commissaire aux langues officielles, Graham Fraser, qui lui a confirmé qu’elle allait être traitée.

Jean-Marie Nadeau estime quant à lui que « le vérificateur général est supposé, dans ses rapports, porter des jugements sur la politique linguistique au Canada. Il me semble que le gars devrait se sentir mal. »

Il pense également que le premier ministre Harper « fait plus de bien à la cause souverainiste actuellement que madame Marois elle-même », et qu’il « devrait peut-être penser à se présenter en tête du Parti québécois. »

Pour Nadeau, les récentes nominations du premier ministre Harper ne font que nourrir la division et le combat linguistique au sein du pays.

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